Bien ama, quien nunca olvida

C'est une ville moyenne sur une planète démeusurée. Un peu d'Empire greffé dans la jungle. Alegria n'a rien de l'avant-poste avancé que l'on me donnait à craindre. Elle est agréable, humaine, peuplée de gens d'origines diverses et aux accents exotiques. Ce matin, je me suis baladé par les marchés et j'ai pu voir les fruits étranges de ce système inconnu. La ville a l'air à peu près policée et les gens raisonnablement joyeux. Je sais que Danilo - que j'ai laissé à l'hôtel avec l'ordre formel de ne surtout pas sortir - s'en donnera à coeur joie. Ce garçon est trop heureux pour son propre bien, j'en ai bien peur et avec la maturité arriveront les désillusions. Pour le moment, je le laisse croire qu'il me trompe. Que je ne sais pas qu'il sort. Je ne lui dirais pas que mon interdiction de sortir n'est là que pour m'assurer de bien le retrouver dans la chambre avant le dîner. Laissons jeunesse se passer, il n'en a plus pour bien longtemps.

Il est presque midi. Autour de moi, l'air commence à se remplir de senteurs variées. Un vendeur de brochettes, non loin, à mis à cuire une curieuse viande marinée dont les effluves épicées se répandent dans ce quartier touristique, m'amenant l'eau à la bouche. Je ne peux toutefois céder à la tentation. J'ai rendez-vous pour une rencontre non-officielle avec la direction de mon nouveau vaisseau. Il s'agit de "discuter mon embauche". Soit. Je me demande si le Capitaine viendra seul, accompagné ou s'il se contentera d'envoyer Mia. Ce n'est pas comme si mon affectation était déjà actée, effective au 04 Tercer. Je repère le restaurant où nous devons nous rencontrer dans quelques minutes, rejoint la table réservée et m'assied, attrapant le verre d'eau que l'on m'a obligeamment servi. J'en impose je crois, car on ne m'a pas proposé d'apéritif. Il faut dire que mon uniforme de cérémonie impeccable, mes médailles et mon écharpe me donnent l'air terriblement officiel. Cariño passe la tête depuis ma poche, je l'y rentre. Le petit poussin ne supporte pas être séparé de moi, j'en ai peur alors j'ai tapissé de plastique l'intérieur d'une poche et je l'y met dedans. Il me pince le bout du doigt de son bec. Affectueusement dirais-je. Seul encore, j'en profite pour laisser passer un peu d'une tendresse que je n'avouerais jamais en public. J'aime bien les animaux. Le petit se calme, je me redresse. Bien. Midi sonne. C'est l'heure.

Alegria. Beaucoup de bons et surtout de mauvais souvenirs rassemblés en une seule ville. Portée par les songes, la ville ne m'apportait que peu la joie à laquelle goûtaient civils en vacances et militaires en permission. Et un en sens, ça n'était pas une mauvaise chose, car ce soir, j'étais là pour affaires. Zohar de Aragon avait dû s'absenter, une obligation plus qu'un choix, mais malgré mon départ prochain, lié à ma promotion au grade de Capitaine, celui du Cerberus continuait de m'accorder sa confiance pour ce genre de tâches : recruter les talents.

Je me souvenais, bien entendu, de Felipe de Golazzo. Comment oublier son premier amour ? Son premier baiser ? Une innocence offerte en cachette ? Le Capitaine et moi-même avions entretenus la relation interdite, celle qu'on n'attend pas d'un officier impérial. C'était, à l'époque, un homme ambitieux, intelligent, compréhensif mais aussi soumis à ses pulsions. Près de quarante ans plus tard, l'était-il toujours ? C'est le coeur nostalgique mais renforcé par trente ans de service actif que je me rendais au lieu du rendez-vous, approchant la table d'un pas assuré, offrant une main franche mais pas excessive à mon futur subordonné.

« Bonjour, Capitaine. Ravie de vous rencontrer », fis-je, malicieuse.

Et avec l'horloge, arrive la silhouette de Mia. Il me faut un peu de temps pour la reconnaitre. Les années nous ont changés tous les deux. A l'époque, j'avais une tignasse plus folle, proche de celle de mon fils quelques teintes plus sombres. Je coupe maintenant, pour que l'on ne voit pas le passage des ans. A son arrivée, je me lève, droit et raide comme il convient lorsque l'on rencontre un supérieur hiérarchique. J'aurais pu être au dessus d'elle, j'ai choisi d'être sous ses ordres et cela me va. Un amusement que je ne cherche pas à cacher joue avec mes prunelles pendant que je serre fermement la main qu'elle me tend.

"Bonjour, Capitaine. Le plaisir est pour moi. Permettez-moi de vous féliciter pour cette promotion amplement méritée."

Il avait changé, vieilli, et pourtant si peu perdu de son charme. D'un coup d'oeil, je retrouvais le garçon qui, innocente et rebelle, avait fait chavirer le coeur d'une jeune femme. Je ne pouvais que remercier le fait que nous nous soyons quittés en bons termes : si la relation avait été réelle et désintéressée, nos carrières respectives avaient primé. Aujourd'hui, je pouvais en toute assurance, d'un seul regard sur l'homme fier à la prestance impériale, clamer que nous avions fait le bon choix.

« Merci. Plus que deux, dirons certains », lançais-je en souriant, pour tuer le sujet qui revenait sans cesse sur la table lors des premières rencontres, avant de m'asseoir. « Le Capitaine Zohar de Aragon s'excuse, mais il ne pourra être présent : il espère que vous n'y verrez nul désintérêt pour votre profil. Convocation de dernière minute des hautes instances, vous connaissez la chanson. »

"Comment ça, que deux. Avec moi sous vos ordres, j'espère bien vous conduire jusqu'au grade de Général ! Au moins." Je ne laisse pas les sujets mourir. Je les prends à bras le corps comme je prends tout le reste. Je suis trop vieux pour changer de toute façon et mon sourire montre bien que je ne suis qu'à demi sérieux. Quoi que, qui sait, j'ai tendance à tenir mes promesses. Je laisse Mia se dépatouiller avec ça et m'assied à mon tour, tentant discrètement de rentrer à nouveau la tête de Cariño que mon éclat de voix a rendu curieux. Il essaie, de son côté, de forcer le passage entre mes doigts gantés. Sale bête. "J'aurais tout le temps de le rencontrer par la suite. Voulez vous voir mes états de service immédiatement ou avez-vous le temps pour le faire au cours d'un déjeuner ?"

« Que trois, dans ce cas », répondais-je sur le ton de l'humour. « Je n'ai rien contre un bon repas, d'autant plus que j'ai repéré dans quelques assiettes deux ou trois salades sur le chemin. Ceci dit, je vous imagine avec moins de verdure et plus de viande dans l'assiette. »

De la salade, c'est pour ça que tu es aussi maigrichonne. Voilà ce que j'aurais dit s'il ne s'était s'agit que de retrouver ma vieille camarade de jeux. Je ne peux cependant me le permettre pour une première rencontre avec un supérieur hiérarchique. Pas si je veux partir sur de bonne bases, ce qui est, curieusement, le cas. Alors je ne dis rien, laissant un léger sourire moqueur exprimer pour moi l'amusement et la répartie rentrée. Cariño s'agite encore. J'enlève mes gants, attrape un bout de pain, coupe un peu de croûte et lui glisse dans ma poche. Discrètement. J'espère. "Je pourrais prendre du poisson juste pour vous prouver l'erreur de votre analyse mais j'ai faim alors je vais docilement endosser le stéréotype. A ce prix là, j'espère qu'il y a de la bière pour aller avec."

Je souriais brièvement en coin, n'ayant pas remarqué l'existence d'un quelconque poussin, le nez dans le menu.

« En définitive, j'aurais donc raison », surenchérissais-je. « Prenez donc votre bière, je troque la mienne contre un bon verre de vin. »

Je restais quelques secondes silencieux. Qu'il est malaisé de trouver la limite. Je n'avais pas pensé que mon ancienne familiarité avec ma camarade de l'académie reviendrait aussi vite. Plusieurs réponses me vinrent à l'esprit et je les repoussais toutes. Bien qu'informelle, cela restait une entrevue importante pour l'établissement des bases de notre collaboration. J'étais conscient de ne pas pouvoir - trop - déconner. "Blanc ou rouge ?" C'était nul nul nul mais il fallait bien que je dise quelque chose et elle avait l'air concentrée sur son repas.

Levant un bref regard vers la phrase bateau du maître artilleur, j'en profitais pour tenter de lire ce qui se cachait derrière cette paire d'yeux assurée. L'inconfort. Monsieur serait-il allergique au silence ? Je masquais derrière mon menu un sourire malicieux, tentais de retenir l'envie d'appuyer sur ce qui déstabilisait mon futur subordonné - sans succès.

« Mmmh ... », fis-je simplement, comme si je l'avais ignoré involontairement, très concentrée sur mon choix, passant d'une ligne à l'autre du bout de l'index.

"Rosé ? Pétillant ? Champagne ? Gris ? Doré ? Bleu avec des paillettes mauves ?" Je ne sais pas si elle est devenue indécise avec le temps ou si elle me cherche. Mon coeur penche vers la seconde solution, mon esprit continue de m'envoyer des avertissements sur la fine, fine limite à ne pas franchir, les bonnes bases, tout ça. Cariño pépie, euh cancane, ou quoi que font les poussins canards aussi je lui donne un nouveau morceau de croûte.

Sa réaction m'arrache un gloussement, car elle était encore plus révélatrice que prévue, et je lui adressais un bref sourire d'excuse, avant de hausser légèrement le sourcil au bruit indistinct, m'amenant à observer les alentours quelques instants. J'aurais juré, alors, avoir entendu un oiseau, ou quelque chose de cet acabit.

« Un blanc sera parfait », choisissais-je finalement. « Et pour l'accompagner, une salade composée. Si vous voulez tenter l'expérience, je vous conseille les bières locales. On m'en a dit de bonnes choses, bien que je ne sois pas particulièrement adepte des boissons amères. »

Je me levais à demi pour faire signe à un serveur au loin, avant de me rasseoir dans une posture plus confortable, troquant le dos droit des militaires contre une position légèrement penchée en arrière.

« Zohar et moi-même avons été surpris de voir votre nom apparaître sur les listes de recrues du Cerberus. »

"C'est une bonne idée. Je prendrais des brochettes marinées avec des légumes verts et une bière blanche locale au choix du serveur." Elle me cherchait. Son gloussement me le prouve et pour la première fois je me dis qu'elle est probablement face au même dilemne que moi. Malgré la distance mise par le vouvoiement, elle ne semble pas avoir oublié le compagnon de sa jeunesse. Et puis, enfin, elle prend la direction de la conversation. Bien. Je sais que j'ai tendance à vouloir tout régenter alors cela me rassure qu'elle prenne sa place. Un peu plus et j'aurais été obligé de lui faire la leçon. Je me détends imperceptiblement. Le poussin mange son pain et reste silencieux.

"Je ne vous cache pas que cela a été compliqué. L'Etat Major voulait absolument me coincer derrière un bureau mais je ne suis pas prêt, encore, à quitter le service actif. Evidemment, ce n'est pas la seule raison mais s'en est une."

Il avait été mis au placard, comme beaucoup d'autres, à cause de son âge. Ca n'était pas une grande surprise. Un officier de la trempe du Capitaine de Golazzo avait plus sa place à la tête d'un navire que sous la responsabilité d'un autre.

« Je vois. Et la flotte locale a sans doute été la porte de sortie parfaite pour éviter un poste administratif. Dommage que vous n'ayez pas eu d'autres opportunités que celle de Maître Artilleur - non que nous nous en plaignions, on n'est jamais à court de personnes compétentes et expérimentées. »

Je marquais une pause pour accueillir mon verre de vin, tout aussi salvateur et qu'alléchant : j'avais grand soif, et beaucoup trop à dire.

« A vrai dire, cela va faire du Cerberus un navire un peu particulier : je ne crois pas avoir entendu parler d'une frégate comportant trois Capitaines auparavant, bien que ce nombre risque de chuter à deux, lorsque je recevrais ma nouvelle affectation - sans doute dans les mois à venir. »

L'amertume de la bière n'était pas la seule qui jouait au fond de ma gorge, évidemment. Devenir Commandant aurait été une joie si cela avait été loin d'Avalon. J'étais un homme ambitieux et je l'étais toujours. Me retrouver à la tête d'une flotte m'aurait particulièrement plu. Seulement, c'était ainsi et une vie au service de l'Empire m'avait apprit à faire la part des choses. Je serais bien plus heureux "simple" Maître Artilleur dans ce système là qu'à paperasser avec ma femme. Je repose mon verre, essuyant un reste de mousse sur ma moustache.

"Avez-vous une idée du vaisseau que l'on va vous confier ? Je crois avoir entendu dire que le Capitaine Marsillac n'était pas loin de la retraite. Il a une frégate avec un système d'armement un peu vétuste mais rapide et discrète, qui, je pense, pourrait s'accorder avec votre style." Pour autant que je le savais, évidemment mais je m'étais un peu renseigné avant de venir sur les possibilités d'évolution et les différents modèles de vaisseaux que je pourrais être amenés à armer. Ainsi que sur na vieille amie. Le renseignement EST le nerf de la guerre après tout.

Je me tapotais doucement le menton, pensive. Il s'était renseigné non seulement ses futurs supérieurs, mais aussi la situation militaire de Dorado. Il était amusant de constater le contraste avec les jeunes officiers nous ayant rejoint récemment : savoir était synonyme de pouvoir, et il en était bien conscient.

« Difficile à dire, pour l'instant. Il est évident que son vaisseau été évoqué, bien entendu, mais je ne suis pas à l'abris de récupérer le Barrera des mains du Capitaine Fedora, malgré son état suite à ses mésaventures récentes, et son équipage amputé d'une large majorité de ses séniors. » Je n'en rajoutais pas plus, comme pour l'inviter à compléter l'histoire. C'était un test, à n'en pas douter.

Je réfléchis en prenant une nouvelle gorgée de bière, ma main libre s'égarant dans ma poche pour vérifier que tout allait bien de ce côté. Mm. "Le Barrera a du potentiel, mis entre des mains intelligentes capable de savoir le reconnaitre. Evidemment, il aurait besoin d'une sérieuse remise aux normes ainsi que de nombreuses réparations mais je ne pense pas que la jeunesse de ses officiers soit un freint. Au contraire, ils sauront se montrer plus souples, et, bien dirigés, pourraient se révéler un atout dans la rigidité de notre corps militaire. Après tout, l'intérêt de cette milice est aussi de sortir du carcan parfois trop prévisible de nos académies."

J'étais conscient du test qu'elle me faisait passer mais cela ne changeait en rien mes réponses. Sur le plan purement professionnel, j'avais une foi totale en mes capacités ce qui me permettait de garder un ton un peu badin, amusé par ce qu'elle me faisait subir et pourtant, au fond, parfaitement sérieux.

« Certes », fis-je, pour clore le sujet. « Pour ne rien vous cacher, j'ai la facheuse tendance à m'attacher aux navires sur lesquels je sers, et je tiens particulièrement au Cerberus pour sa diversité et son côté novateur. Zohar et moi avons commencé à bâtir un environnement un peu à part, loin desdits carcans prévisibles, en adéquation avec une vision plus neuve de l'armée, que la flotte locale nous offre le loisir d'expérimenter. Nous avons bon espoir que cela force l'exemple aux autres navires de la flotte, et pourquoi pas à terme de la FI. Après tout, nous sommes une expérimentation directe de l'Empereur, il y a fort à parier qu'il regarde nos agissements de près. Raison pour laquelle nous nous posons des questions concernant mon possible successeur. »

"Et vous voulez savoir si je serais candidat ?" Fis-je en suivant sa ligne de raisonnement.

Il était intelligent, une qualité que je ne manquais pas d'apprécier à sa juste valeur. Ce n'était ni un arriviste ni un indécrottable optimiste. Manifestement, nous partagions l'usage d'un pragmatisme dosé. En revanche, il était sans doute allé trop loin dans l'analyse : il n'avait rien d'un espion, et je ne l'avais même pas soupçonné d'en être un.

« C'est sage de votre part », répondais-je finalement, après quelques instants de réflexion. « Dans tous les cas, nous verrons bien vite de quoi l'avenir est fait. »

Ma salade arriva en premier - nul doute que son plat suivrait sous peu - et j'en profitais pour l'inspecte minutieusement, m'assurait qu'il y ait suffisamment de sauce.

« J'ai lu votre dossier. Votre parcours est intéressant, même si l'Amirauté n'a pas été très clémente envers vous, malgré vos médailles. »

Les meilleurs espions étant ceux que l'on ne soupçonne pas, j'étais soulagé de voir qu'elle laissait tomber le sujet sans tenter d'en tirer plus. Si je n'avais pas menti, je n'aimais pas spécialement me justifier, une des raisons probable du manque de clémence de l'Amirauté envers moi.

"Que joliment ces choses là sont dites", ironisais-je gentiment, sans amertume, tandis qu'elle inspectait sa salade. J'imaginais quelques secondes les lardons se mettre au garde à vous pour passer en revue lorsque l'arrivée de mon plat coupa court à mes divagations. La viande sentait bon les épices et l'idée de manger la famille de Cariño ne me dérangeait pas le moins du monde. J'ôtais le bois qui avait servi à cuire et coupait tranquillement un morceau. Bon, mais manquant de sel. J'en rajoutais. "Le rôle de l'Amirauté n'est pas la clémence comme vous en avez vous-même fait les frais mais bien la stabilité de l'Empire et cela veut dire quelques sacrifices personnels sur l'autel de la politique. Je ne suis pas excellent en ronds de jambes, comme vous avez du le lire et j'ai réservé mon influence pour favoriser mon fils plutôt que moi-même." Ou plutôt, ma femme le faisait ce qui revenait au même.

Et justement, en parlant de fils ...

« Nous avons reçu la candidature d'un dénommé Danilo de Golazzo, pour un poste de mousse. »